“L’expérience du risque en son omniprésence ne peut donner lieu qu’à trois types de réactions : le déni, l’apathie ou la transformation. Cette dernière est la marque du moment cosmopolite de la société du risque.”
“Une déflagration est un appel à un nouveau commencement. Où il y a recommencement, l’action est possible. Les êtres humains entrent en relation par-delà les frontières. Cette commune activité d’inconnus, au travers des frontières, porte en elle la liberté. Toute la liberté est en germe dans cette capacité à commencer. »
(Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité.)
Derrière les sourires bravaches, l’anxiété est palpable. L’amertume et la tristesse disputent nos cœurs à la conviction qu’il faut bien se remettre à vivre et à l’inquiétude, pour soi, dans nos corps, pour les autres, pour « nous. » Le danger semble partout et nulle part à la fois. Les remèdes nous échappent.
Quelques jours après les attentats du 13 novembre, notre malaise, notre flottement, ne vient pas seulement de la violence du choc, du bégaiement de cette année 2015 qui s’est ouverte avec Charlie et l’HyperCasher, ou de l’innocence des activités de celles et ceux qui sont morts vendredi.
Tout, du mode opératoire à l’ampleur du carnage en passant par le niveau de coordination et les cibles choisies, nous conduit à sentir qu’il est bien peu probable que nous ne soyons pas de nouveau touchés demain, la semaine prochaine ou dans quelques mois.
Et nous pressentons que le prix à payer pour tenter malgré tout de nous en protéger va être incroyablement élevé.
Or, aussi élevé soit-il, le prix que nous consentirons à payer ne suffira pas à nous offrir la certitude de la sécurité – pas plus que la sécurité de la certitude. Nous sommes entrés de plein pied, malgré nous, dans le processus de transformation décrit plus haut par Ulrich Beck. Nous risquons bien plus de perdre l’un de nos proches dans un accident de la route que dans un attentat terroriste. Voilà le risque. Mais lorsque nous nous disons que nous ne reverrons peut-être pas notre enfant ce soir à cause de la guerre en Syrie, ce n’est pas le résultat d’un calcul probabiliste. C’est que le monde a changé ; le pincement au cœur que l’on ressent à cette pensée discrédite les modèles mathématiques les plus sophistiqués.
Et si nous acceptions l’invitation de Beck à sortir du déni, pour échapper à l’apathie et reprendre pied?
DU RISQUE A L’INCERTITUDE
Avant toute chose, nous devons collectivement admettre que nous vivons sous un régime d’incertitude plutôt que de risque. C’est le plus difficile, particulièrement pour celles et ceux qui nous gouvernent : le risque nous fournissait des certitudes qui ne se laissent pas abandonner sans peine ou nostalgie. Individuellement et collectivement, nous sommes mal équipés pour opérer l’immense basculement psychologique qui doit nous conduire à penser et organiser dorénavant nos vies collectives et individuelles à l’aune de l’incertitude. Il nous manque, pour cela, de nouveaux outils, de nouveaux mots, un nouvel horizon.
C’est que nous sommes lents à prendre la mesure de la complexité de notre monde, dans lequel les connexions entre les événements, les gens, les lieux et les idées ont renvoyé l’analyse de risque traditionnelle au rang d’exercice superflu et, paradoxalement, parfois, dangereux.
Passée la sidération, nos premières réactions aux événements de vendredi, davantage encore que les événements eux-mêmes, sont révélateurs de notre peine à appréhender le nouveau monde.
D’abord, le besoin impérieux de trouver ce qui aurait permis d’éviter la tragédie. En l’espèce : si seulement les Américains n’avaient pas envahi l’Irak, si seulement nous n’avions pas bombardé la Libye, si seulement nous n’étions pas intervenus au Mali, si seulement nous avions poursuivi le processus d’intégration de la Turquie à l’UE, si seulement nous avions agi plus tôt en Syrie, etc. C’est un réflexe normal de la phase de deuil que de chercher « ce qui aurait permis d’éviter la tragédie. » A ceci près qu’ici, personne ne croit sérieusement qu’une seule de ces décisions, si elle avait été prise ou écartée, aurait permis d’éviter les attentats de Paris. Pourtant, nous avons besoin d’en exprimer la possibilité, de nous raccrocher à des facteurs « simples », à notre portée.
Dans un comparable élan de déni, qui n’est évidemment pas sans rapport direct, nos gouvernants prennent ensuite des mesures d’urgence : amender la Constitution, déclarer la « guerre » à une organisation non-étatique, frapper notre ennemi, renforcer la présence policière dans la rue et les contrôles aux frontières, etc.
Certaines de ces mesures sont indispensables et offriront sans doute un peu de répit – temporaire. Aucune ne constitue une stratégie.
Pour élaborer une stratégie, il faudrait admettre l’incertitude et accepter de ne plus calculer – ni, a fortiori – maîtriser, des risques. Cela ne signifie pas que celles et ceux qui font de leur mieux pour nous protéger, souvent au risque de leurs propres vies, le font en vain. Mais c’est un appel, en gage de la reconnaissance que nous leur devons, à mobiliser leur bravoure et leur intelligence dans le cadre d’une véritable stratégie plutôt que d’une approche « de bon sens » – sans doute le pire ennemi ici de l’efficacité à coût acceptable.
Ulrich Beck le soulignait : il est ironique de constater que l’expérience nous pousse systématiquement à penser et agir sur la base d’un genre de risque périmé – celui que l’on peut évaluer et maîtriser. « Que se passe-t-il lorsque cette promesse démesurée n’est pas tenue ? La réponse est réaliste et cynique à la fois : l’impuissance de l’action politique accroît le danger, et par là la détresse. » (Beck, 2008).
S’épargner cette détresse – qui, par gros temps, dégénère promptement en hystérie collective – implique d’accepter l’incertitude comme la nouvelle normalité. Accepter, par exemple, qu’il y a pas d’explication simple à la tragédie qui vient de nous toucher (pas plus qu’à celle qui ont touché ces derniers jours Beyrouth, Kano et Bamako). Les banlieues ? Le brassage républicain ? L’intervention des Etats-Unis au Moyen-Orient ? Ou plutôt leur désengagement du jeu mondial ?La richesse relative de nos nations ?La pauvreté et le dénuement économique, social et culturel de pans entiers de notre territoire et de notre population ? Le rôle de l’Arabie-Saoudite, les errements de la Turquie, le bras de fer avec l’Iran, les alliances de Poutine, le retrait de Londres, la faiblesse de l’Europe, les millions de réfugiés et déplacés qui cherchent paix, assistance et vie meilleure en Europe (ou ailleurs) ?
Aucun de ces facteurs en particulier n’explique les attentats de Paris mais leur manière unique d’entrer en résonnance ensemble, d’interagir les uns avec les autres dans un vertige infini d’engrenages et d’échos, d’interprétations et de pondérations, y conduit.
Cette réalité ne date pas de 2015 et elle a fait l’objet d’excellentes analyses (Le Cygne noir de Nassim Taleb, Fat Tail de Ian Bremmer, etc.). Mais quasiment rien n’a été fait pour adapter nos institutions, nos modes de gouvernement, nos processus de décision et nos outils d’interprétation du monde à ce nouvel environnement. Au contraire, la période récente donne plutôt à voir des reculs que des avancées, à la faveur de l’inquiétude paralysante que suscite partout la montée des populismes. Loin de sortir du déni redouté par Beck, nous nous y enfonçons, comme s’il était plus rassurant, par son aspect familier, qu’une transformation dont nous ne voyons par définition pas bien où elle mène.
Nous pouvons faire de l’épreuve que nous traversons, l’occasion de sortir de ce déni.
L’ART ET LA PRATIQUE DE LA COSMOPOLITIQUE
Pour gérer un monde incertain, nous devons tirer pleinement les conséquences constitutionnelles, politiques et légales de nos interdépendances profondes et irréversibles, en tant que Nations et en tant que sociétés, fondées sur des liens incroyablement riches et divers entre citoyens, groupes, territoires, décideurs, communautés d’intérêt, cultures, entreprises, etc.
Le temps de la Cosmopolitique est venu.
Nos alliances, notre système de gouvernement, nos institutions internationales, doivent en découler. Passer du risque à l’incertitude est un saut spatial autant que conceptuel. Le changement climatique, le risque nucléaire, les crises financières ou le cyberterrorisme ne connaissent pas de frontières.
Les débats sur les transformations du monde tendent à se concentrer sur le numérique. Son impact est évidemment colossal, dans des proportions révolutionnaires. Mais les conséquences et possibilités pratiques de cette révolution sont rarement tirées dans le domaine, par exemple, de la prise de décision collective : qui impliquer, pourquoi, quand, comment ? Même dans le domaine du commerce mondial, qui est probablement un des rares dans lequel l’existence d’interdépendances profondes est reconnue, nous demeurons prisonniers d’un ensemble de règles et de slogans datés du siècle dernier. Sans parler, donc, du fonctionnement de nos institutions qui, de l’administration la plus locale aux Nations-Unies en passant par l’Union européenne, apparaissent fondamentalement incapables d’intégrer les interdépendances dans leur fonctionnement et leurs perspectives.
Revoir la logique de ces institutions à travers le prisme de la Cosmopolitique ne relève pas d’un rêve de « nomade connecté » ou d’homme d’affaire sans fuseau horaire. C’est imaginer la politique dont nous avons, dramatiquement, besoin pour ce siècle. Ce n’est plus vraiment un choix qui s’offre à nous, le processus de la globalisation étant trop avancé pour revenir en arrière (Beck parlait de « menottes dorées » pour décrire la construction d’un réseau complexe et dense d’interdépendances transnationales). Bâtir des structures sociales et politiques cosmopolites – la Cosmopolitique – est la seule voie qui nous permette non pas de réduire l’incertitude, mais de la gérer et, peut-être, d’en faire un horizon positif.
LES INTERDÉPENDANCES DOMESTIQUES : VERS UNE CITOYENNETÉ RÉSILIENTE
Nous aurons besoin de plus d’Europe, pour pouvoir compter les uns sur les autres quand c’est indispensable et pour pouvoir gérer les urgences communes avec efficacité, humanité et sécurité. Il faudra se remettre au travail, à la lumière des attentats et des mouvements de réfugiés, après la crise « grecque ».
Après Charlie : une opportunité manquée de partager les idéaux républicains
Passer à l’ère de la Cosmopolitique nous oblige également vis-à-vis de nous-mêmes, en France – ce n’est pas en cette matière que le déni est le moins prégnant.
La Cosmopolitique porte en elle l’acceptation de frontières de facto plus perméables, changeantes dans leur nature comme dans leur sens. Elle nous oblige à réexaminer la configuration de nos sociétés, les institutions que nous construisons pour les gouverner et les réguler (formellement et informellement), et les grilles d’interprétation que nous mobilisons pour analyser ce qui fait de nous une nation, une société, une communauté. Cela conduit nécessairement à essayer de mieux connaître les cercles de socialisation qui, en s’entrecroisant, créent ce « nous », puis à chercher à générer des interactions plus positives entre ces différents cercles et les institutions – locales, nationales, supra-nationales.
De nombreux acteurs étatiques et non-étatiques opèrent ainsi, chaque jour, depuis des années – pas nécessairement dans un sens positif. Celles et ceux dont l’objectif est la cohésion, la cohérence, la prospérité (sociale, économique, culturelle) et la stabilité de la France doivent être au moins aussi proactif dans leurs façons de nouer des alliances, de construire des réseaux et de reconnaître des communautés d’intérêts, que les prédicateurs et les recruteurs en tous genres.
La période qui a suivi les attentats de janvier 2015, jusqu’à vendredi dernier, restera comme une opportunité gâchée pour changer les termes de la conversation nationale, pour poser les bonnes questions et pour inviter à la table de nouvelles voix. A la place, nous avons fait le choix de l’incantation républicaine et d’une laïcité vidée de vie et de sens à force d’être martelée, à défaut sans doute d’être incarnée, à défaut assurément d’être expliquée, débattue, ré-interprétée, aimée.
Par ce choix, la France a surpris le monde et inquiété une partie de nos concitoyens. L’étroitesse des réponses apportées, la vitesse avec laquelle a été refermée la phase de doute et d’examen, la réticence à creuser des sujets qui avaient pourtant fait violemment irruption au beau milieu d’un pacte républicain déjà bien amoché, ont entretenu un vague à l’âme collectif dont ne nous étions pas sortis vendredi dernier.
Qu’il n’y ait pas de malentendus : nous ne proposons pas de coupables compromissions pour chercher l’apaisement à tout prix, pas plus qu’il ne s’agit de se répandre en un interminable mea culpa national ou de renier les idéaux républicains. Au contraire !
Nous voulons regarder en face et prendre en compte le besoin de discussion et d’explication des valeurs, des rituels et de idéaux de notre pacte républicain, pour mieux en redéployer, partout, les promesses.
Nous y voyons une condition absolue pour le rendre de nouveau désirable et inclusif, à rebours de ceux qui le travestissent pour en défendre une version qui exclut de facto une large minorité et échoue totalement à mobiliser une maigre majorité, pas dupe. Le Front national, bien sûr, est le premier à avoir creusé ce sillon de la division et de l’incantation. Mais la couardise des autres partis face à ces assauts est indéniable : ils ont préféré flirter avec la pente populiste, sous couvert de bon sens électoral, plutôt que d’offrir une nouvelle aventure politique – précisément, pourtant, ce qui manque pour lutter contre l’attraction des formes politiques radicales et violentes.
Il est temps de nous tourner avec confiance vers celles et ceux qui ne demandent qu’à (ré)embrasser l’idéal républicain, à condition qu’il soit expliqué, compris et mis en actes à la lumière d’un nouveau « nous » dont il nous revient, démocratiquement, de définir les contours.
Si ces discussions ne sont pas sincèrement menées, il ne saurait y avoir une once de la solidarité qui constitue le matériau premier de la résilience. Or, sans cette résilience, le prix de la lutte contre le terrorisme sera, systématiquement, infiniment trop élevé pour notre société.
Nous avons besoin que les responsables politiques fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour faire prospérer ces échanges. L’Etat n’est d’ailleurs pas nécessairement le mieux placé pour les organiser. Mais il peut, avec les collectivités locales et en s’appuyant sur la société civile, en fournir le cadre et les moyens, avec une volonté sincère de travailler à partir de et sur une réalité sociale qui fera nécessairement la part belle à une fusion de régional, de national et de transnational. C’est l’occasion de dépasser l’opposition incapacitante entre les modèles multiculturel et intégrationniste.
Contre-terrorisme : de nouveaux types d’expertise
La Cosmopolitique appelle également une évolution du type d’expertise que nous valorisons, développons et mobilisons. En matière de contre-terrorisme, les autorités britanniques ont su, après les attentats de 2005, créer un sens partagé de la responsabilité en intégrant de nouvelles formes d’expertise, de nouveaux réseaux et de nouvelles voix à leur travail. Elles ont appliqué certaines des recommandations du rapport Scarman (1981), qui soulignait notamment que la sécurité est toujours obtenue, à long terme, via le consentement plutôt que par la force. Progressivement, après une première réaction assez similaire à celle des autorités françaises cette semaine, cela les a conduit à faire évoluer leur point de vue sur le rôle des communautés : m
ieux que quiconque, elles peuvent alerter à des stades précoces de radicalisation, fournir des renseignements précieux, détourner des jeunes de l’extrémisme. Une telle approche fondée sur la responsabilité de chacun, en tant que citoyen, ne résout pas le problème, mais c’est un pas décisif vers la reconnaissance des nouvelles dynamiques sociales et politiques.
Plus important encore, la police et les services de sécurité (derrière eux, les autorités) ne peuvent durablement agir sans le consentement ou le soutien des habitants des banlieues, qu’ils protègent aussi des personnes dangereuses. S’ils ne cherchent pas explicitement et en actes ce consentement et ce soutien, ils seront suspectés d’agir pour la protection d’une partie seulement de la population et de brader celle qui réside dans les « quartiers », entraînant des coûts incalculables pour la cohésion sociale et la résilience du pays.
C’est précisément ce coût qui augmente drastiquement en France depuis janvier
Dans sa quête d’un avenir apaisé et d’une société soudée, nous devons renoncer à la fétichisation de certains mots et concepts. Dans un monde d’incertitude, les modèles abstraits se mettent en travers du chemin de l’émulation et de la coopération. Osons engager la France dans un processus qui lui permettra de reformuler et de réaffirmer ses idéaux, de leur rendre leur attrait en leur donnant du sens. Appelons comme nous voulons – banlieues, quartiers, territoires – ces lieux dont il est temps de reconnaître l’existence en tant que réseaux de personnes liées ensemble de façon inextricable – pour le meilleur et pour le pire, sans y voir a priori de contradiction avec le lien qui unit ensemble toute la communauté des citoyens, et qui peuvent contribuer à la discussion politique nationale bien davantage que ce qu’on leur demande ou laisse faire aujourd’hui.
Pour que la Cosmopolitique vive, notre vocabulaire social et institutionnel doit s’enrichir pour inclure les nouveaux réseaux d’interdépendances qui structurent nos vies quotidiennes, de mille façons différentes.
La politique doit reprendre pied dans la vie.
Catherine Fieschi et Romain Beaucher