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Trump, Le Pen & co: pourquoi investisseurs et entreprises devraient s’y intéresser

Avant un débat organisé hier soir à Londres par Citigroup, sur les populismes et les risques géopolitiques, Catherine Fieschi, directrice de Counterpoint, a répondu à quelques questions cruciales pour les investisseurs et les entreprises.

Trump, Le Pen & coLes populismes semblent prospérer partout…

Oui. Nous assistons à un changement radical qui affecte autant la géopolitique que les marchés, à une échelle globale. Nous le disons depuis plusieurs années : le XXIème siècle sera le siècle des populismes.

De quoi s’agit-il exactement ? De la possible élection de Marine Le Pen ou de Donald Trump ?

C’est tentant de poser la question de cette manière. Pourtant, indépendamment de l’élection ou non de l’un d’entre eux (et les chances sont maigres !), le mal est fait. Leurs programmes et leurs électeurs respectifs structurent déjà le débat et le paysage politique.  Leur seule existence complique la prise de décision par les gouvernements – et rend, par conséquent, le monde plus imprévisible pour les investisseurs.

Et cela dépasse largement les Etats-Unis, avec Trump, ou la France avec Le Pen. On a affaire à une ribambelle de mouvements et de partis, dans le monde entier, fondés sur la défiance et la colère vis-à-vis des élites politiques et financières.

Quelle est la nature du risque pour les investisseurs et les entreprises ?

Fondamentalement, une paralysie politique et une vacance du pouvoir. On analyse souvent les populismes comme des formes de mobilisation et de protestation. C’est en partie vrai, mais le véritable risque est lié à l’incertitude que créent ces mouvements et à son impact sur les Etats.

Nous avons écrit à ce sujet ailleurs, mais pour donner ici un exemple, nous devrions nous inquiéter de ce que la France est de moins en moins capable d’agir au sein de l’Union européenne, incapable d’assumer ses responsabilités en tant que puissance militaire, économique et politique, précisément parce que son personnel politique est tenu en otage par le Front national. De même, quel qu’en soit le résultat, le référendum sur le « Brexit » est un but de Cameron contre son propre camp, sous la pression des populistes, notamment de l’UKIP. Les populismes créent une énorme vacance du pouvoir, au cœur même de l’Union européenne.

Aux Etats-Unis, si l’on considère comment Obama a décidé de quadrupler les dépenses de défense en Europe, pour s’adapter à la nouvelle réalité stratégique régionale : qu’adviendra-t-il de ce choix, si la pression populiste s’accroît aux Etats-Unis ? Et quelles seraient les conséquences sur la situation sécuritaire en Europe d’une volte-face et du retrait des USA ?

Dans quelle mesure cette tendance européenne est-elle comparable avec ce qui se passe aux USA, justement ?

Historiquement, les Etats-Unis ne sont pas étrangers aux populismes. On se souvient de George Wallace, du Tea Party, de McCarthy ou de Pat Buchanan. Maintenant, il y a Trump, qui a déjà une avance considérable dans la campagne républicaine, empêche l’émergence d’un candidat viable et plonge le parti dans la crise.

Celles et ceux qui adhèrent à ces mouvements populistes, aux Etats-Unis comme en Europe et en Amérique latine, ont en commun un profond ressentiment envers les élites – de toutes sortes. Toutes nos recherchesconvergent pour montrer que cela vient d’un profond sentiment de trahison, de la part des gens, qui ont fondamentalement l’impression qu’ils ont été « bradés » par leurs gouvernements, de mèche avec l’élite financière. Ces électeurs et citoyens qui choisissent de soutenir les partis et mouvements populistes (qu’ils soient grands ou petits, de droite ou de gauche, organisés ou désorganisés) ne font pas confiance aux gouvernements, et encore moins aux banques et aux médias. Ils sont nombreux dans ce cas… D’une certaine manière, le populisme est comme le canari dans la mine, qui cesse de chanter : un signal d’alarme. Il nous alerte, sur le fait que nombreux sont ceux qui se sentent trahis, désespérés. Parfois, d’ailleurs, à juste titre.

Donc, ce n’est pas un phénomène spécifiquement de droite ?

Non, pas du tout. Doublement non, même. Non seulement vous trouvez ce genre de mouvements et de partis populistes des deux côtés du spectre politique (pensez à Syriza en Grèce, Trump aux Etats-Unis, les protestations anti-corruption au Brésil, ou le Mouvement Cinq Etoiles en Italie), mais il est intéressant de voir aussi qu’ils attirent des électeurs qui eux-mêmes viennent aussi des deux bords. Marine Le Pen a ainsi conquis de nombreux bastions régionaux de la gauche, en France.

Il faut bien comprendre que l’argument de ces mouvements populistes est que l’orientation politique des dirigeants actuels n’est pas importante : en fait, « ils sont tous pareils, ils défendent leurs intérêts propres et ne se soucient pas de vous, du peuple. Donc vous devriez nous rejoindre parce que nous, nous ne sommes pas impliqués dans la bataille droite/gauche : nous nous battons pour vous ! »

Quelles sont les conséquences géopolitiques du dynamisme de ces mouvements populistes ?

Lorsque les pays et acteurs qui ont œuvré à un certain équilibre du monde sont empêtrés dans la lutte contre leurs propres populismes, ils sont affaiblis. Ils se comportent en Etats faibles, voire défaillants. Ils sont entraînés dans des processus de référendums (qui ne sont pas très bon signe), voient leurs Parlements attaqués, souffrent d’incapacité décisionnelle, au niveau des exécutifs comme des pouvoirs législatifs. Ils sont ainsi de moins en moins capables de gérer les crises – il n’y a qu’à voir la situation dans laquelle se trouve Angela Merkel.

Cette incapacité latente incite les autres acteurs à agir de façon agressive : voyez la Russie, l’Etat islamique. Avec le Royaume-Uni et la France démissionnaires au cœur de l’Europe, qui va les contenir ? En termes géopolitiques, la principale conséquence des populismes est la confiance que prennent certains acteurs, qui craignent moins d’être inquiétés ou de subir des représailles pour leurs comportements délétères.

Cela signifie que des événements catastrophiques – attentats, agressions commerciales ou militaires, re-négociation massive de traités type « Brexit » – sont beaucoup plus probables qu’avant, parce que l’équilibre du pouvoir a été bouleversé. Bien sûr, un tel changement a un impact sur les marchés. Regardez : Boris Johnson annonce son implication dans la campagne en faveur du Brexit, et la livre sterling baisse comme jamais depuis sept ans !

Peut-on inverser la tendance ? Si, par exemple, l’économie s’améliore?

Ce sont deux questions distinctes. Commençons par l’économie. Aux Etats-Unis, l’économie s’est améliorée, sans que les groupes et tendances populistes s’en trouvent dévitalisées du tout.

De plus, il est crucial, si vous voulez comprendre d’où toute cette colère vient, de garder à l’esprit que ce qui motive les comportements populistes ne vient pas seulement des questions de revenus ou de pouvoir d’achat – loin de là.

Dans plusieurs pays européens, nous avons étudié une partie de la population, que nous avons appelé les « radicaux réticents », ces électeurs qui ne sont pas extrémistes ni même particulièrement radicaux, mais sont attirés par les partis et mouvements populistes et y adhérent d’une manière ou d’une autre. Si la question des revenus joue souvent un rôle, nos travaux montrent que c’est très loin d’être le cœur du sujet. C’est avant tout une question de statut, d’espoir sans cesse déçu de créer, pour leurs enfants, une société où les efforts sont respectés et récompensés. Ce qui joue aussi, c’est le sentiment d’être un citoyen de seconde zone par rapport aux « nouveaux arrivés », même si ceux-ci sont en fait « arrivés » depuis longtemps. Beaucoup des électeurs de Marine Le Pen ne sont pas seulement inquiets à propos de leur niveau de vie, ils sont en colère parce qu’ils ont l’impression que leurs intérêts, leur avenir et leurs avis ne comptent plus. C’est souvent à ce moment-là que la xénophobie entre en jeu : ils pensent qu’ils sont en train de perdre, face à des gens qui profitent du système. En plus, ils considèrent que ce système a été créé par une élite à l’abri des conséquences de ses propres actions. Les paramètres économiques jouent donc bien un rôle, mais au sein d’un problème plus vaste d’inégalité, de statut, de perceptions. Une simple amélioration du taux de croissance ne fera donc pas baisser la pression populiste.

Bon, et sur la première question – comment peut-on inverser la tendance ?

Ce n’est pas une tendance. C’est une transformation profonde des aspirations politiques des gens, une réaction aux promesses non tenues des gouvernements, une redistribution des rapports qu’entretiennent les gens avec leurs institutions et, bien sûr, la cristallisation d’un rejet des impacts de la mondialisation. Ça ne s’inverse pas. Ça se comprend, d’abord, puis ça se gère,  notamment via de nouvelles institutions, à construire.

Voulez-vous dire que la mondialisation a atteint ses limites ?

La mondialisation est là, elle ne peut pas être défaite. Mais ce qui peut (et ce qui va, forcément,) être remis en question, c’est la nature des institutions et du gouvernement dont on a besoin pour gérer ses effets. Tant qu’une nouvelle donne – institutionnelle, économique, et donc géopolitique – n’aura pas émergé, les électeurs et les citoyens de tous bords continueront à réclamer une protection forte, contre des changements qui ne sont pas maîtrisés. Ils continueront donc à se mobiliser, de façon variée. Et, pendant ce temps-là, les acteurs étatiques seront de moins en moins capables de réagir aux menaces fondamentales du monde (changement climatique, terrorisme, etc.), continuant ainsi à faire le lit d’une redistribution massive des cartes géopolitiques.

Comment pouvons-nous gérer la situation globale que vous décrivez ?

D’abord, je crois qu’il est très important de se donner les moyens de décoder ce qui « fait sens » dans la vie des gens. On est aveugles et sourds – et donc toujours surpris –  tant que l’on est pas capables d’identifier et d’interpréter avec sagacité les nouvelles voix, les nouveaux acteurs et les signaux faibles qui nous renseignent sur les mobilisations présentes et futures de la société, sur ses bouleversements en cours.

Pour la première fois à cette échelle, la situation géopolitique et les marchés vont être massivement affectés par ce que nous appelons, chez Counterpoint, les « matrices invisibles » du monde.

Ce que nous appelons le risque culturel, dans ce contexte, est la collision entre, d’un côté, les émotions, frustrations et préférences individuelles et collectives, et, d’un autre côté, les moyens très puissants de mobilisation et de protestation disponibles massivement, notamment grâce au numérique. Et ce n’est pas qu’une question d’échelle, même ça compte. C’est surtout une question d’imprévisibilité radicale: la contagion, le changement (voire de révolution), l’émergence de tendances, la ruine des réputations ou la montée en flèche des côtes de popularité, vont dorénavant potentiellement, à un niveau global, à une vitesse incroyable.

Sur le long terme, il s’agira pour les institutions politiques de se transformer radicalement pour s’adapter à cette nouvelle donne. C’est un chantier passionnant. Mais pendant ce temps, comment les gouvernements, les entreprises et les investisseurs peuvent-ils résister à la tempête ?

En investissant dans leur intelligence culturelle, comme ils investissent dans « l’intelligence économique ».

Cela signifie savoir à qui parler – et il y a fort à parier que ces gens, à qui il vous faut parler, ne seront pas dans des salles de conférence ou des cabinets feutrés, mais en ligne, dans des parcs, des universités ou des yourtes. Avez-vous les bons réseaux, les antennes fiables, les conversations nécessaires avec les groupes et les personnes qui compte pour vous, qui vous permettront de déboucher sur quelque chose de plus grand, de plus fin ? Les sondages et études, exercices trop superficiels où l’on « coche des cases », ne sont pas adaptés à ce niveau de complexité. Pour rester « dans le jeu », il faut se connecter aux personnes et aux collectifs de manière bien plus intense, et en se posant des questions différentes.

Cela signifie également développer de nouveaux outils et indicateurs, qui cherchent et éclairent les angles morts – ceux qui ont à voir avec les émotions, les ambivalences, les comportements et habitudes volatiles – plutôt que de les ignorer.

Cela signifie enfin aller plus loin dans l’utilisation de la « big data ». Pour être utiles, les données doivent être sélectionnées, triées et, surtout, interprétées intelligemment. Ce qui avait une signification précise hier voudra dire autre chose demain, et dit des choses très différentes en fonction de la partie du monde où vous regardez. Cette capacité d’interprétation contextuelle est la clef d’une stratégie efficace.

Sur la base de cette nouvelle compréhension, gouvernements et entreprises peuvent espérer retrouver les conditions d’une coopération avec les acteurs qui les ont désertés. Et si vous ne parvenez pas à les ramener « près de vous », vous saurez au moins où ils sont partis. Développer ce genre de connaissance et de conscience est fondamental.

Citigroup, 2016